carnet d’un joueur de go en coree du sud

Par Lucas Neirynck, 6e dan, 11 fois champion de Belgique et champion de France open 2020

Le 30/09

Nous entamons la KPMC par la traditionnelle cérémonie d’ouverture. Tous les ingrédients du parfait événement culturel sont au rendez-vous : photos de groupe, speechs des personnalités politiques locales, musique fausse et buffet démesuré. Je retrouve des amis parmi les joueurs invités.

Le lendemain, nous nous mettons en route pour le premier jour du tournoi. Un gymnase a été réaménagé pour l’occasion. Je joue contre l’Iran, inscrit 1d. Le joueur iranien commence par jouer un kosumi au centre du plateau, ce qui m’étonne un peu. Je me rends compte après une dizaine de coups qu’il est complètement débutant… je pense qu’il a dû apprendre les règles dans l’avion avant de venir. La partie se termine rapidement et je râle un peu intérieurement d’avoir traversé la moitié du monde pour jouer une partie aussi inégale.

La deuxième partie je joue contre Juan, 3e dan, qui représente la Colombie. Je le connais bien car il avait visité BIBA la semaine précédente – nous avions fait une soirée poker ensemble. Il joue d’ailleurs au go un peu de la même manière qu’au poker : avec des « all in » rocambolesques. Je prends la partie droite du plateau et lui la gauche. La partie est serrée, mais ses erreurs d’inattention au yose me permettent de finir victorieux.
Pour la troisième partie je suis apparié à un joueur de mon niveau, Javier, 5e dan de Finlande, également élève à BIBA. Nous avons déjà joué souvent ensemble et je n’ai jamais perdu. Je pense que mon style fonctionne bien contre le sien. Il vient de battre Rémi, 6e dan, un joueur que j’admire beaucoup, alors je me méfie. Au final je remporte la partie sur une séquence presque bête, Javier n’ayant pas voulu protéger un groupe qui ne demandait plus qu’un coup pour vivre.

Le tournoi commence très bien avec trois victoires consécutives. Je sais que la suite risque d’être plus compliquée. En effet, dès la ronde suivante, j’affronte le joueur japonais, 8e dan, numéro 1 des amateurs de son pays. C’est simple : pendant les 50 premiers coups de ses parties, il joue pratiquement toujours les meilleurs coups recommandés par l’IA. Dans notre partie, je tombe progressivement en retard au fuseki. Lorsque je lance des escarmouches pour rattraper mon retard il esquive simplement les combats pour gagner aux points. J’ai l’impression de n’avoir eu aucune chance !

L’organisation du tournoi est millimétrée et entre les parties de go, les trajets en bus et les repas il ne nous reste que le temps de dormir. L’impression qui m’était restée dix ans plus tôt, lors de ma première participation, se confirme : la cadence est épuisante et nous ne voyons que très superficiellement la Corée. Je suis content d’avoir pris quelques semaines avant.

Le dernier jour du tournoi commence et je suis apparié à la Nouvelle-Zélande. C’est un joueur 5e dan que je ne connais pas. Il joue de manière un peu molle, mais néanmoins consistante. Je fais une erreur de direction dans la partie qui, malgré quelques tesujis bien placés, m’empêche de remonter.
Il n’est plus question d’être dans le top 10 après ces deux défaites et je veux tout donner pour la dernière partie. Je rencontre un adversaire que je connais de longue date : Florent , 6e dan, pour la France. Le score est en ma faveur, mais il a un jeu extrêmement solide qui le rend difficile à faire tomber, surtout récemment. Durant la partie je parviens à lancer un combat en ma faveur, où je menace de lui tuer un mur. J’estime cependant mal la gestion des menaces du kô qui en découle et au yose je me retrouve trop court en termes de points.

C’est donc un 50% de victoires pour ce tournoi. J’aurais espéré faire mieux, mais je n’ai pas honte des parties que j’ai jouées. Lors de ce mois en Corée je pense avoir pu mesurer mes limites. J’ai pu côtoyer des dizaines de professionnels ainsi que les meilleurs joueurs amateurs. Pouvoir observer l’aisance de leurs réflexions stratégiques, le tranchant de leur pensée tactique et surtout leur implication quotidienne dans le go aura déjà été une chance incroyable. Le temps que requerrait un entraînement à haut niveau est hors de portée pour l’instant et je suis déjà content de pouvoir fournir des parties de qualité. Je n’arrête pas les efforts pour progresser bien sûr. Jouer en tournoi restera toujours un plaisir. Je compte cependant me recentrer sur les projets de pédagogie. En tous les cas ça aura été une expérience magnifique et j’espère qu’avec le temps je pourrai décanter tous les apprentissages de ce séjour.   

Partie contre Ozaki Minoru, 8e dan, Japon
Résultats 1
Résultats 2
Résultats 3

Blanc : Japon Noir: Belgique
Blanc a pris une avance confortable et ne cherche pas entrer dans le combat que noir déclenche avec la coupe en 119. Il se contente de vivre au centre en donnant le territoire au nord.

Blanc : Nouvelle-Zélande Noir : Belgique
Malgré un très bon fuseki pour Noir le coup 69 est presque un coup de passe : Noir aurait dû faire atari en 70 et sortir au centre.
Question subsidiaire : voyez-vous le tesuji pour parer la coupe en 74?

Blanc : France Noir : Belgique
Avec 89 Noir parvient à couper le mur Blanc au nord-ouest mais ce dernier lance un kô compliqué pour sa survie. Les coups clés pour Noir sont c12 f11 et la capture en o13

Le 26/09

Nous sommes rejoints les jours qui suivent par plusieurs joueurs de la KPMC : Robert 5e dan pour la Hongrie, Javier 5e dan pour la Finlande et José 2e kyu pour l’Argentine. Avec Rémi et Florent ça me fait pas mal d’adversaires pour m’entraîner avant le tournoi. Nous allons visiter la tour de la Korean Baduk Association où se tiennent les parties de pros (pour l’instant je n’avais été que dans le sous-sol où étaient jouées les parties de Blackie). Nous sommes invités par le secrétaire général pour discuter un peu. Il est 9p et a été premier mondial à son époque. Malheureusement, comme beaucoup de pros coréens il parle à peine anglais (ou n’ose pas) et donc nous ne suivons pas grand-chose des échanges. Après cela nous jouons ensemble dans la salle réservée aux parties de tournoi. Il y a bien une centaine de gobans alignés. Dans le couloir nous croisons Byun Sangil, 9p, 4e joueur mondial. On est vraiment dans l’œil du cyclone !

J’assiste également à la finale de la ligue féminine de go. Nous sommes maintenant neuf étudiants de BIBA dans la salle de commentaire. C’est salle comble ! Rémi et moi en profitons pour étudier avec un professionnel le joseki d’une de nos parties qui se révèle être très compliqué (voir après le poste). Après une partie riche en rebondissement c’est l’équipe de Yoon-young qui remporte la finale. Bravo à elle !  

Parallèlement, je visite Séoul. C’est une ville qui ne fait pas dans la demi-mesure : entre les palais gigantesques, les rangées d’immeubles rectangulaires bardés de néons et les marchés enfouis de plusieurs kilomètres carrés…  j’y retrouve un peu le modèle américain : une société tournée vers la consommation avec des grosses voitures et de la clim partout, des produits d’imitation occidentale ultra-sucrés… les expatriés à qui je parle sont unanimes : l’avenir idéal pour un jeune coréen est de devenir riche et de se marier. De quoi faire rêver ?

Ce week-end c’est la KPMC qui commence et j’emballe mes affaires. Le bilan chez BIBA est moins dense pour la dernière semaine, peut-être à cause des nombreuses allées et venues avec les parties officielles de Blackie et les arrivées de joueurs. En tout cas, ce furent de très belles rencontres et j’en garderai de nombreux souvenirs ! Nous retournons à Incheon, l’île de l’aéroport de Séoul, d’où nous partons vers Gwangju, la ville du tournoi. L’hotel est luxueux et nous avons droit à des chambres privées. La cérémonie d’ouverture accueille les politiciens de la ville, ainsi que des huiles de la KBA et KBF (Korean Baduk Federation). S’en suit un buffet gargantuesque auquel je ne dis pas non !

Vous pouvez suivre les résultats du tournoi en direct sur cette page : http://kpmc.kbaduk.or.kr/eng/
Toutes les parties de la compétition y seront ajoutées grâce à un système perfectionné de caméra placée au dessus des gobans. Et maintenant, au lit, pour être en forme demain !

Dans les étages de la KBA. De gauche à droite : Robert, moi-même, Rémi, Byun Sangil, Sonya, José, Alvaro, Rudi, Florent, Javier
Victoire de l’équipe de Yoon-young
Joueurs de go au marché de Namdaemun à Séoul

Début du joseki dans notre partie avec Rémi
Aujourd’hui le coup suivant communément admis est d2 pour Blanc

Le joseki « classique » qui s’en suit. Attention, si Blanc fait atari en c5 trop tôt Noir ne répond pas (sinon il s’alourdit et ouvre g4 g3 sente pour Blanc)

La version que je connais d’Inseong. Les pros là bas ne connaissaient pas.

Cependant dans notre partie Rémi part sur Blanc 12 en réponse à 11. Une version simple en suite.

Le début de la version compliquée que Rémi aime jouer. Après une demi-heure d’explorations infernales dans les antres de ce joseki, le pro a conclu par « I don’t like this joseki ».

Le 21/09

Je profite de ce poste pour parler un peu de la vie quotidienne en Corée.

La nourriture est très pimentée, mais je m’y attendais. Je pense que dans la culture coréenne le piment remplace le sel en assaisonnement de base. Au restaurant les plats sont presque toujours servis avec plusieurs petits bols d’accompagnements. Il y a un code d’alerte rouge à ce sujet : quand plusieurs de ces accompagnements sont de couleur rouge on peut déjà savoir qu’on passera un mauvais quart d’heure. Enfin, mon estomac tient le coup jusqu’ici.  D’ailleurs ne cherchez pas vos repères européens : les frites sont sucrées et la pizza gorgonzola-miel est une spécialité. Comme les plats sont rarement traduits en anglais et que commander au hasard est une mauvaise idée ici (90% de chances d’aller à la case pompiers sans passer par la case départ), j’utilise une app qui peut traduire approximativement avec seulement l’appareil photo. Ca peut donner des traductions assez cocasses comme « pluie rayonner nouilles »…

Le soir on fait généralement d’autres activités que le go. On joue parfois à des jeux de société. J’avais naïvement amené mon jeu de Splendor pour leur faire découvrir… en arrivant je me rends compte qu’ils en ont un chez eux, qu’il y en a dans l’école de go que nous avons visitée et qu’ils organisent même des compétitions entre pros ! Pareil pour Colons de Catane, le backgammon, le poker… il paraît que Lee Chang-Ho est assez doué en Catane 1v1. Toujours avec des mises bien entendu.

Nous avons changé d’appartement. Florent Labouret est arrivé de France, Rémi Campagnie de Montréal, ainsi qu’un couple, Lukasz et Kasia, de San Fransisco. Nous équipons le nouveau lieu au fur et à mesure. Il y a plus d’espace, mais il n’y a pas d’air conditionné, pas de wifi et les premiers jours il n’y avait pas d’eau chaude. Evidemment, ça a coïncidé avec le moment où la température et l’humidité ont grimpés en flèche. Difficile de dormir la nuit, mais heureusement le jour nous étudions dans l’appartement de Blackie.

Concernant le go, je suis retourné au club d’Apgujeong où j’ai pu jouer contre un ancien professionnel, Choi Yook-Gwan. Il se trouve que Blackie a une anecdote avec ce joueur (Blackie a des histoires avec pratiquement tous les joueurs de ce club car il s’y rendait quand il était jeune). Lors de leur première partie M. Choi aurait commencé par lui demander de l’argent pour payer ses dettes. Blackie, alors jeune et influençable, n’a pas pu refuser… et ne s’est jamais fait rembourser. Ca ne m’étonne pas de M. Choi : il ne voulait pas jouer avec moi sans parier. J’ai néanmoins réussi à négocier la mise la plus basse : 10.000 wons, 7 euros environ. Il joue exactement comme le ferait un flambeur dans un casino : rapidement, en voulant tout tuer, sans chercher à faire de points. Ses trois premiers coups sont joués presque au hasard, plus dans le style bataille navale que go. Je vous mets une partie à la fin du poste.
Nous jouons trois parties et j’en gagne 2 sur 3. L’honneur de Blackie est vengé ! Juste après, M. Choi fait une partie de tournoi avec « Top ten Korea » et le bat en lui tuant un groupe immense…

Nous nous sommes également rendus dans une école de Yonguseng (Insei Coréens) où j’ai pu jouer avec deux élèves. L’ambiance de l’école est vraiment particulière : imaginez plein d’adolescentsqui jouent h24 dans une petite pièce… le tout avec un niveau de go monstrueux. Je remporte la première, mais perds la seconde contre un Yonguseng de la 8e classe (il y a dix classes). Mon style est vraiment instable pour l’instant et je fais des erreurs de débutant en cherchant des haengmas professionnels…
Pour l’anecdote, nous sommes allés jouer au bowling avec trois jeunes professionnels de cette école. Ils touchaient systématiquement 9 quilles sur 10 avec une technique de déviation lente mais maîtrisée. De mon côté, je lançais la boule de manière différente à chaque fois avec beaucoup de force, ce qui me donnait parfois un strike, mais aussi parfois 0 quilles. Bien sûr, ils étaient devant à la fin. Peut-être devrais-je plus m’inspirer du style de cette partie de bowling !

Un code « alerte rouge » typique
Une partie de Splendor au parc
Au premier plan : « Top ten Korea » (gauche) contre Choi Yook-Gwan
45 minutes plus tard, M. Choi enterrait « Top ten Korea »

Je joue noir contre M. Choi avec les blancs (sans komi). Le début bataille navale.

Je joue un coup abusif en 39 qui a bien failli coûter la vie du groupe à gauche. Heureusement, je m’en sors avec une bonne forme au centre.

La partie continue et blanc crée un moyo au nord que j’envahis en faisant pression sur le san san. Blanc joue le coup 120 après une demi-seconde de réflexion et essaye de me tuer (après m’avoir laissé m’installer avec 119…).

Je parviens à faire vivre mon groupe dans son moyo et je suis en avance au territoire. Blanc est forcé d’envahir le bord droit…

Blanc parvient à trouver un kô mais malheureusement joue une fausse menace en 192, ce qui me permet de remporter la partie.

Le 15/09

Encore trois jours bien remplis ! Lundi nous allons dans une école de go à Séoul. A cause de chuseok le lundi est aussi congé et donc les enfants ne sont pas là. Je suis impressionné par le matériel pédagogique à disposition. Il y a énormément de livres de go, de fascicules pour débutants (avec des pierres qui font des smileys), et mêmes plusieurs séries de mangas sur le go ! De quoi faire rêver.
L’équipe de Blackie arrive et se met à préparer les parties du lendemain. Ils y resteront près de 5 heures ! J’assiste au début de la séance. Ils analysent avec l’IA certains joseki joués par leurs adversaires et trouvent des séquences assez hallucinantes. Je vous en mets une en images.
Choi Chelohan, 9p et top 100 mondial, est là avec ses deux enfants et sa femme (professionnelle de go également). Diana donne cours d’anglais à cette dernière dans la salle à côté. Au bout d’un moment Choi nous propose une simultanée. Nous sommes aux anges ! C’est la première fois que je joue contre un joueur de classe mondiale. Pendant notre partie il regarde à peine le plateau et répond instantanément à mes coups. Je comprends pourquoi il est surnommé « la vipère ». Au premier combat il a déjà rattrapé les trois pierres de handicap. Je cherche un antidote à ses morsures, mais pas moyen et il finit par s’offrir un de mes coins en dessert. Rudy et Sonia n’en mènent pas large non plus.  
Son fils de 5 ans nous vengera peu après en le battant à plat de couture… en jouant les coups de l’IA sur un plateau digital avec IA intégrée (oui oui ça existe – j’en veux un, mais ça ne rentre pas dans la valise).

Mardi c’est la rencontre entre équipes seniors. L’équipe de Blackie l’emporte à nouveau 2 à 1 et mène la compétition : https://www.cyberoro.com/news/news_view.oro?num=529099. Dans la salle d’analyse, les étudiants de BIBA sont maintenant plus nombreux que les professionnels en costard, on prend la confiance !
J’en profite pour acquérir des livres de go dans la petite librairie au siège de la KBA (littéralement 5m2 pour des centaines de volumes). Je prends des exercices de « haengma », un concept coréen de go un peu intraduisible qui veut dire « flux des pierres » et que personnellement je traduis par « trouver la forme la plus louche possible qui puisse fonctionner ».

Mercredi nous nous rendons dans une autre école de go, au style très différent de la première. Elle se situe à Gunpo, en dehors de Séoul, et elle est beaucoup plus exigüe. A l’entrée Blackie nous montre les bandeaux des professionnels que cette école a formé : presque un chaque année. Son fils en fait partie ! Le propriétaire, un monsieur imposant aux airs de Winston Churchill, nous accueille chaleureusement. On s’installe et on fait de nouveau des tsumegos impossibles en attendant les élèves qui sont au sport. Ce jour-là je jouerai trois parties : deux défaites et une victoire. Je suis vraiment impressionné par le niveau et le sérieux des élèves.  

Cela fait dix jours que je suis à BIBA et je suis donc arrivé à la moitié de mon séjour. J’en profite pour faire un petit bilan : 211/400 tsumegos résolus, 15 parties jouées (9 victoires), 6 nouvelles ouvertures apprises, des dizaines de parties pros revues. Et surtout, le plus important, je commence à m’imprégner de l’esprit professionnel du go coréen, où jouer devient presque comme respirer. Suivre Blackie dans tous ses déplacements fait finalement un peu penser à la participation à une émission « vis ma vie de pro ». J’en redemande.

Simultanée contre Choi Cheolhan 9p
L’école de go à Gunpo
Tsumego niveau 5d
Tsumego niveau pro

Séquence analysée lors du groupe d’étude. Devinez le prochain coup de Blanc (réponse juste après)

Le coup 22 fait office de soucoupe volante ! Voici une des suites possibles (remarquez le coup 24 qui n’est pas mal non plus dans son genre). Préférez-vous Blanc ou Noir?

Le 11/09

Ce week-end la Corée du Sud fêtait « chuseok » (추석), une des plus grandes fêtes tradionnelles du pays, où les gens retournent voir leurs familles et célèbrent leurs ancêtres. A cette occasion nous avons eu la visite de pas mal de monde.

Vendredi c’était Manuel, un Canadien marié à une Coréenne, Kim Yoon-young, professionnelle de go, et leur fils de un an, Rafa, qui sont venus à l’appartement. Comme Manuel est 5e dan j’en ai profité pour jouer contre lui. La partie était relativement serrée jusqu’au yose où j’ai fait une bourde immense et un coin supposé faire 30 points s’est retrouvé en train de lutter pour sa vie avec un ko… Suite à cette défaite Blackie a perdu les quelques billets qu’il avait misés sur moi. Oui, car pour l’anecdote, les Coréens sont assez flambeurs et aiment parier sur à peu près tout. Il n’est pas rare que lorsque je joue contre un invité des billets soient glissés sous la pendule. Après quelques jours je leur ai avoué que je perdais systématiquement les parties sur lesquelles un pari tenait (même si je ne mise pas moi-même). Ils se sont donc mis à parier sur mes adversaires…

Le lendemain je pars à Séoul en solo pour la première fois. La ville est relativement déserte à cause de chuseok. Je vais au club de go de Kiwon à Abgujeong, où paraît-il il y a des joueurs forts. Au 4e étage d’une tour, entre un restaurant de « Gimbap » (un genre de maki) et le médecin local, je trouve quelques joueurs assis devant du billard diffusé à la télé. Blackie en regarde assez souvent aussi, ça doit être un intérêt commun inexplicable chez les joueurs de go coréens… Je pense que c’est du billard français, car il n’y a que trois boules. Il paraît que les Belges sont assez forts à ce jeu, notamment un joueur surnommé « Gargamel ». Je n’aurai pas perdu ma journée. En tout cas, je peux me présenter en tant que Belge au club de go, ça passe crème.

Le tenancier est très sympathique et me trouve des adversaires. Je joue cinq parties, quatre contre des joueurs 6d sur tygem (dont l’un essaye frénétiquement de me tuer dès le premier joseki, une expérience intéressante) que je gagne toutes. On me présente ensuite une personne « top ten korea » (je n’ai jamais su son vrai nom), 9d tygem. Je ne pense pas qu’il soit ravi de jouer contre moi et pendant la partie il regarde plutôt le billard avec un air patibulaire. Il m’explose gentiment, surtout que je perds le sente à un endroit clé. J’abandonne au bout de 110 coups. « Top ten korea » n’a pas volé son surnom.
A côté, deux joueurs disputent une partie de tournoi avec pendule. Ils smashent leurs pierres sur le plateau (une séquence « tchuk tchuk ») et malaxent nerveusement leurs pierres dans leurs bols avec un air à faire peur. Entre la tour de la Korean Baduk Association et le club amateur, l’ambiance est décidément bien différente !

Le dimanche, Rudy, un joueur 2k vivant à San Fransisco, nous rejoint en tant que nouvel élève de BIBA. Trois jours plus tôt c’était Sonia, une joueuse russe (1d à seulement 14 ans), qui est arrivée à l’appartement. C’est quand même plus sympa d’être plusieurs à suer sur les tsumegos ! Le soir nous fêtons Chuseok autour d’un barbecue coréen. Je prends ma revanche contre Manuel (une victoire de 0,5 points…). Lee-ki-bong est également présent, un joueur 7e dan dont je regardais les parties avec admiration alors que j’étais encore kyu sur KGS. Je joue avec lui avec un komi inversé de 6 points. Le début est vraiment horrible, mais je parviens à trouver une vie miraculeuse dans son territoire… Finalement c’est une victoire de 5 points.

P-S : merci à tous les élèves qui ont assuré lors de la présentation du club de go d’Henri-IV à Paris pendant mon absence !

Les joueurs du club de Kiwon devant le billard
Chuseok. De gauche à droite : Sonia, Potto, Blackie, Nastya, moi, Manuel, Lee Kibong, Rudy
Encore un tsumego faux… pouvez-vous voir pourquoi? (Noir joue)

Depuis le début de la partie Blanc veut tuer le mur noir. Et je vous assure qu’il y pense encore à ce moment-là.

J’essaye d’exaucer ses souhaits et me retrouve en sérieux danger de mort. Comment vivre avec Noir?

Le 08/09

Les deux jours qui ont suivi ont été plus calmes et consacrés entièrement au go. Le matin j’étudie seul, surtout en résolvant des tsumegos. Les trois premiers jours je suis parvenu à en faire 75 – mon but étant de finir les 400 tsumegos du cahier avant la fin du séjour. J’en étais très fier jusqu’à la correction, où 10 se sont révélés faux ou incomplets… J’ai peur de vraiment finir par payer ma tournée de glaces.

Vers midi Blackie se lève et on analyse ensemble les parties professionnelles du jour, avec Baduktv, la chaîne de go nationale, en fond sonore. Les ouvertures et les joseki que je connais sont mis à rude épreuve et je découvre qu’on peut faire un peu ce qu’on veut avec des séquences que je croyais gravées dans le marbre.
Ensuite, on mange un bout et je joue avec Blackie. Comme je suis le seul élève à BIBA pour l’instant, j’ai la possibilité de pouvoir jouer régulièrement contre lui. On décide de mettre en place un handicap progressif : si je perds, je rajoute une pierre de handicap, si je gagne, j’en enlève une. Je perds notre deuxième partie sur une erreur de lecture dans un semeai géant (ma spécialité). Le kifu détaillé se trouve plus bas.
Le lendemain, Diana propose un concept intéressant : moi en pairgo avec l’IA contre Blackie. Elle note la partie sur l’ordinateur et je joue un coup sur deux pour l’IA. Elle me donne le nom coréen des coups ce qui me permet de les apprendre petit à petit. Saviez-vous que pousser en retard plusieurs fois au go se disait « chuk chuk » (쭉쭉) ? Ca me fait penser au « tchou tchou » d’un train, surtout que c’est prononcé avec conviction… J’ai la nette impression que la partie se déroule en ma faveur, car Blackie ponctue ses coups du mot « chosso » (졌어), qui veut dire « j’ai perdu ». Je mène jusqu’à la toute fin du yose où je deviens un trop grand boulet pour mon partenaire IA et Blackie finit par gagner de 5,5 points.

Pour compléter cet entraînement intensif j’ai pu trouver une esplanade non loin où faire du sport. C’est apparemment la promenade des nombreux petits chiens du quartier (il n’y a que des petits chiens mignons en Corée, je n’en ai pas croisé d’autres…). Il y a aussi des équipements de sport, ce qui est une bonne nouvelle. Le premier jour je fais cependant l’erreur d’y aller vers 10h et le soleil est déjà brûlant. En Corée, à cette période, le jour se lève très tôt et la nuit tombe vers 18h. J’aurais dû être plus attentif aux cours de géo à l’école…    

Le jeudi matin, l’équipe de Blackie joue au siège de la Korean Baduk Association. On part assez tôt et on se retrouve dans le trafic monstrueux qui caractérise l’heure de pointe à Séoul. On finit néanmoins par arriver après une grosse heure de route. Les parties de l’équipe se déroulent au sous-sol de la tour et sont filmées en direct par Baduktv. A côté de la salle des parties officielles se trouve une salle d’analyse pour les deux équipes. Il y a des gobans massifs et des TV où sont retransmises les trois parties. J’ai l’impression de me retrouver dans Hikaru no go, jeune joueur inexpérimenté entouré de pros en costard qui se bidonnent devant les coups de leurs collègues. Pouvoir vivre cette expérience est une vraie chance et la tension des parties est presque palpable. Au final, l’équipe de Blackie gagne 2 à 1. Lors de cette rencontre il bat le senior le plus craint de ce tournoi de 8 équipes, avec un taux de 80% de victoires. Il y a un article à propos de cette rencontre (où je suis même sur la photo) : https://m.cyberoro.com/news/news_view.oro?div_no=11&num=529090 (en coréen, mais googletraduction est notre ami).

Partie contre Blackie à l’esplanade des petits chiens
Blackie revoyant sa partie avec l’équipe dans la salle des commentaires

Moi même avec noir à deux pierres contre Blackie. Blanc part pour une stratégie de moyo (grande zone d’influence) avec son dernier coup en 29.

Malgré l’attaque de Noir au sud-est, Blanc parvient à prendre une bonne forme grâce à un astucieux sacrifice. Noir est surconcentré dans cette zone mais ce n’est pas la fin de la partie, grâce à l’avantage des deux pierres de handicap. Blanc s’empare du coin nord-est avec un kô et ne répond pas à la menace un peu tiède de noir 72 (qui aurait dû sans doute être en 74 directement). A partir du coup 93 il est possible de jouer simplement pour noir (coups clés en h10, d18), réduire blanc et faire une partie serrée. Ou bien de d’envahir sauvagement et de risquer le tout pour le tout. Devinez la stratégie que j’ai choisie…

Noir se lance dans une invasion risquée mais obtient un vrai résultat en sacrifiant le centre. Malheureusement je lis mal la réponse au coup 147 (qui aurait dû être de simplement connecter en 149) et blanc parvient à obtenir un kô. Comme il a plus de menaces, il remporte la partie.

Le 06/09
Arrivée en Corée sans encombre. Je craignais un peu les contrôles à cause de la réglementation covid changeante mais l’aéroport d’Incheon est vraiment bien organisé. Je loge dans l’appartement de Blackie (Kim Seung-jun, 9p) qui est dans le Gyeonggi-do, la province juste à côté de Séoul. Première nouvelle : le typhon géant « Hinnamnor » menace la Corée et le Japon… ici ça s’est surtout manifesté par deux jours de pluie ininterrompue (ou de drache, devrais-je dire !).
Je suis le seul élève pour l’instant car BIBA vient de ré-ouvrir. Ils ont fermé pendant toute la période du covid. Il semble qu’auparavant ils avaient un accord avec l’école de go du coin, mais ils ont déménagé pour trouver quelque chose de plus confidentiel. Diana (la compagne de Blackie, professionnelle de go aussi) m’explique qu’ils ne pensent pas refaire les choses en grand.

Au niveau du go, avec les cellules grises que le jetlag veut bien me laisser utiliser, j’entame un livre de 400 tsumegos (des exercices de go). Si je me trompe trois fois sur le même j’offre une glace au professeur. J’ai l’habitude de parier des glaces avec mes cousins, alors ça ne me fait pas peur…
Le lundi nous sommes allés suivre le groupe d’étude de l’équipe senior de go dont Blackie fait partie. Il jouera jeudi sa partie officielle alors ils étudient les parties de son adversaire. Ils connaissent déjà les couleurs, ce qui lui laisse la possibilité de regarder ses ouvertures. Je pensais que ça se faisait surtout aux échecs ! Durant la séance ils sont trois à revoir les parties (j’ai une très mauvaise mémoire des noms coréens, donc je ferai un usage abusif de pronoms personnels, désolé d’avance !). Ils ont un coach, plus jeune, qui garde une IA (Golaxy) en face de lui et indique les meilleurs coups. Le jeu professionnel coréen est vraiment impressionnant, toujours plein de nouvelles idées, jamais dans les sentiers battus. Une des parties revues : http://go4go.net/go/games/sgfview/104688 (le coup 56 est une erreur oui oui). Nous sommes rejoints par d’anciens élèves de BIBA, Mikko et Henry.

Pause raviolis, puis je joue une partie avec Blackie à deux pierres, que je gagne en sauvant un groupe moribond in extremis. Je joue ensuite avec Henry, 4e dan, qui utilise deux 6-4 nonchalamment dans son fuseki mais me laisse relier mes groupes faibles (nonchalamment aussi). J’essaye d’appliquer les conseils que Inseong Hwang m’a donné avant le championnat de France : ne pas se contenter de la « proper way ». Du coup je me trouve en danger de mort constant sur le plateau, mais on ne s’ennuie pas. On passe également un temps infini sur un tsumego que je vous mets en photo. Pour la soirée nous sommes rejoints par Kim Sung-rae 8p, Choi Won-Jin, 1p gagnant du championnat open européen, et Alexandra, une amie hongroise de Diana. On passe par l’inévitable norebang (karaoké en coréen). Heureusement, ils avaient du Edith Piaf (Non, rien de rien…).

Tsumego niveau 5d
Tsumego niveau pro – trouvez la différence
Le groupe d’étude – Blackie à gauche
Norebang 9p



Le 02/09
Dans ce carnet je tiendrai un journal sur mon voyage en Corée, qui durera tout le mois de septembre. J’y parlerai surtout de go !
Départ pour la Corée ce samedi, où j’étudierai à l’école BIBA tenue par Blackie et Diana (www.bibabaduk.online). Ils accueillent des joueurs du monde entier et ont aidé pas mal de joueurs français à progresser, dont Benjamin Dréan-Guénaïzia, l’actuel champion d’Europe, et Ariane Ougier, championne d’Europe il y a quelques années. J’ai coutume de dire qu’ils m’envoient les adversaires les plus pénibles, donc autant aller y faire un tour moi-même !
J’y resterai 3 semaines avant de partir jouer la Korean Prime Minister Cup (http://kpmc.kbaduk.or.kr/eng/) à Gwangju, dans le sud. C’est un tournoi international, un peu l’équivalent du championnat du monde car chaque pays envoie un représentant. J’y joue pour la Belgique.